Briser le cercle vicieux des troubles concomitants
Par Yvette Brown
Que sont les troubles concomitants?
L’Organisation mondiale de la santé définit les troubles concomitants, aussi appelés troubles jumelés, comorbidité ou double diagnostic, comme étant la « coexistence chez une même personne d’un trouble lié à l’usage de substances psychoactives et d’un autre trouble psychiatrique » (Hakobyan et al., 2020; Patel et al., 2021). Au Canada, c’est le terme « trouble concomitant » qui a été retenu pour décrire la présence simultanée d’un trouble de santé mentale et d’un trouble lié à l’utilisation d’une substance (TUS) nécessitant un traitement (Hakobyan et al., 2020).
Les différents troubles concomitants peuvent être classés dans les catégories suivantes :
- Consommation de substances et problème de santé mentale grave et chronique (ex.: trouble bipolaire);
- Consommation de substances et trouble de la personnalité (ex.: problèmes liés à la colère, à l’agression ou à l’impulsivité);
- Consommation de substances et trouble du comportement alimentaire (ex.: boulimie);
- Consommation de substances et trouble de l’humeur ou trouble anxieux (ex.: trouble panique);
- Consommation de substances et autres troubles de santé mentale (ex.: jeu compulsif ou trouble sexuel).
Les troubles concomitants sont-ils courants?
Les troubles concomitants sont fréquents dans les échantillons psychiatriques, alors que 20 % des personnes atteintes d’un trouble de santé mentale affirment consommer également des substances psychoactives. De plus, par rapport à la population générale, les personnes souffrant d’un trouble mental sont deux fois plus susceptibles de développer un problème de consommation de substances au cours de leur vie (Patel et al., 2021).
Une fois qu’un individu est aux prises avec des troubles concomitants, un cercle vicieux peut s’installer, où chaque trouble maintient ou même aggrave l’autre. Advient alors un cycle qui se perpétue indéfiniment.
Autres risques associés aux troubles concomitants
Non seulement les troubles concomitants sont plus complexes à diagnostiquer et à traiter, mais les personnes qui en sont atteintes sont aussi plus à risque de présenter une multimorbidité, de vivre de la marginalisation sociale, d’avoir des problèmes avec la justice ou d’être victimes de stigmatisation (Hakobyan et al., 2020).
Les personnes souffrant simultanément d’un TUS et d’un trouble psychiatrique présentent également un risque plus élevé d’être atteintes d’autres troubles de santé mentale ou de manifester des problèmes parmi les suivants : suicidabilité, morbidité accrue, violence familiale, risque accru de violence, trouble neurobiologique, itinérance, problèmes familiaux, incarcération, rechute, chômage, hospitalisation à répétition, trouble social, maladie physique chronique ou instabilité au travail (Flanagan et al., 2016).
En ce qui concerne les troubles anxieux et plus particulièrement les troubles de stress post-traumatique (TSPT), on constate les faits suivants :
- Le risque d’avoir des problèmes avec l’alcool ou les drogues est de deux à cinq fois plus élevé chez les personnes souffrant d’un trouble anxieux (CCLAT, 2009).
- La dépendance à une substance (qui est plus grave et plus complexe que l’abus de substances) est fortement associée aux troubles anxieux ().
- Chez les personnes souffrant à la fois d’un TUS et d’un trouble anxieux, ne traiter qu’un seul trouble sans s’occuper de l’autre entraîne de piètres résultats à court terme ainsi qu’un risque élevé de rechute ().
Anxiété, TSPT et troubles concomitants
La sensibilité à l’anxiété, définie comme étant la peur des sensations physiques associées à l’anxiété, peut amplifier l’intensité des réactions émotionnelles d’un individu. Ainsi, une personne souffrant d’un TSPT et ayant une forte sensibilité à l’anxiété peut voir sa peur des rappels du traumatisme être exacerbée par sa peur des réactions et des sensations liées à l’anxiété.
Les personnes atteintes d’un TSPT et présentant un niveau élevé de sensibilité à l’anxiété peuvent chercher à éviter les souvenirs et les indices rappelant leur traumatisme, mais également les expériences qui stimulent l’état d’éveil (qu’il s’agisse de pensées, d’émotions, de sensations physiologiques ou de réactions comportementales). Cela peut inhiber la recherche de sensations chez ces personnes, ce qui peut se traduire, entre autres, par un engourdissement émotionnel, un isolement et un retrait social (Weiss et al., 2013).
Environ 9 % de la population canadienne déclare avoir souffert d’un TSPT au cours de sa vie. Parmi les personnes qui répondent aux critères diagnostiques du TSPT, 27,8 % rapportent avoir un problème de consommation d’alcool et 25,5 % un problème de consommation de substances (Patel et al., 2021). De plus, parmi les échantillons de personnes en traitement, les patients atteints d’un TSPT sont 14 fois plus susceptibles de répondre aux critères diagnostiques d’un TUS que les patients qui n’en sont pas atteints.
Le TSPT se caractérise par une série de symptômes qui persistent pendant plusieurs mois ou années à la suite d’un événement traumatique. Ces symptômes sont généralement classés selon quatre catégories : pensées et souvenirs intrusifs, comportements d’évitement, altérations de la cognition et de l’humeur et modification de l’état d’éveil (Ibid.).
Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5) a revu les critères diagnostiques du TSPT pour aller au-delà du concept de la peur et inclure également la honte, la culpabilité et la colère, qui peuvent toutes survenir à la suite d’un événement traumatique. La honte et la culpabilité liées à un traumatisme sont associées à des symptômes de dépression et d’anxiété ainsi qu’à des symptômes de TSPT plus intenses pendant le traitement.
Quelle est la relation entre le TSPT et les TUS?
Il est difficile de déterminer la cause des troubles concomitants ou de savoir lequel du trouble de consommation et du trouble de santé mentale est survenu en premier. Toutefois, des recherches ont permis d’identifier certains mécanismes susceptibles d’expliquer les interactions entre le TSPT et le TUS.
Voici quelques conclusions tirées d’études sur le sujet :
- Au regard des nouveaux critères diagnostiques du TSPT établis par le DSM-5, la consommation excessive d’alcool a été largement associée à des symptômes d’intrusion, de modification de l’état d’éveil et d’altération de la cognition et de l’humeur ().
- L’association observée entre le TSPT, les émotions négatives et les dépendances met en évidence le rôle de médiation des émotions négatives et la relation entre la consommation d’alcool et les symptômes traumatiques (Renaud et al., 2021).
- La gravité des symptômes du TSPT est associée à la dysrégulation émotionnelle, notamment pour les aspects liés aux difficultés à adopter un comportement orienté vers un but et à contrôler les comportements impulsifs en cas de contrariété, à l’accès limité à des stratégies de régulation émotionnelle et au manque d’acceptation émotionnelle et de conscience émotionnelle. Des associations semblables ont été observées chez des personnes dépendantes à la cocaïne qui suivaient un programme de traitement des TUS en établissement (Weiss et al., 2013).
- Des conclusions préliminaires confirment l’existence d’un lien entre l’impulsivité et le TSPT ().
- Une étude rapporte une association négative entre le TSPT et la recherche de sensations, ce qui souligne le rôle central de l’évitement. Bien que le critère d’évitement du TSPT soit défini comme l’évitement des stimuli associés à l’événement traumatique, des données suggèrent aujourd’hui que les personnes souffrant d’un TSPT cherchent également à éviter d’autres activités qui provoquent un état d’éveil accru.
- Des études indiquent aussi que, bien que les personnes souffrant d’un TSPT puissent réfléchir aux conséquences de leurs comportements, elles ne le font généralement pas si elles sont confrontées à des effets négatifs extrêmes ou elles peuvent, en faveur de conséquences positives immédiates (comme un soulagement des émotions), simplement ignorer les conséquences négatives de leurs comportements ().
Le TSPT et l’automédication
Plusieurs théories ont été avancées pour tenter d’expliquer la relation entre le TSPT et le TUS. À ce jour, la théorie de l’automédication est celle qui reçoit le plus de soutien empirique. Selon cette théorie, « les personnes souffrant d’un TSPT courent un risque accru de consommer des substances et de développer un TUS en raison de leur propension à consommer de l’alcool ou des drogues pour atténuer les symptômes de détresse et les séquelles du TSPT. […] Des études soutenant cette théorie ont établi que l’apparition du TSPT précédait habituellement le TUS, et les données indiquent que le soulagement des symptômes du TSPT est l’une des principales raisons de consommation de substances évoquées par les personnes souffrant d’un TUS et d’un TSPT » (Flanagan et al., 2016, traduction libre).
Les mécanismes à l’origine des troubles concomitants sont complexes. Toutefois, les deux troubles présentent souvent des facteurs de risque génétiques et environnementaux communs, en plus de recourir aux mêmes circuits neurobiologiques (Hakobyan et al., 2020). Un lien étroit a aussi été établi entre le TSPT, le TUS et la dysrégulation émotionnelle. En effet, une importante dysrégulation émotionnelle est observée chez les personnes atteintes de troubles concomitants. Cette dysrégulation pourrait être expliquée par le fait que le TSPT et le TUS sont tous les deux associés à une hypoactivité du cortex préfrontal, alors que ce dernier joue un rôle essentiel dans la régulation émotionnelle par l’intermédiaire de son activité inhibitrice sur l’amygdale.
Comme l’expliquent Renaud et al. (2021, traduction libre) : « Des perturbations de l’axe du stress pourraient également être impliquées dans les troubles concomitants, alors que les anomalies de la réponse au stress chez les sujets ayant un trouble de l’usage de substances sont associées à l’activation de la synthèse de l’hormone de libération de la corticotrophine (CRF) extra-hypothalamique, activant de manière excessive l’amygdale (structure cérébrale impliquée dans les réactions émotionnelles comme la peur). Une telle hyperactivité a également été associée à la présence d’états émotionnels négatifs constants (anxiété, irritabilité, dysthymie). »
« Alors que le cortex préfrontal a un impact majeur sur la régulation émotionnelle par son activité inhibitrice sur l’amygdale, le TUS et le TSPT sont associés à une hypoactivité de cette région, ce qui pourrait expliquer la dysrégulation émotionnelle majeure observée chez les sujets présentant cette comorbidité. Ainsi, l’état émotionnel négatif constant ou la dysrégulation émotionnelle caractérisée par des fluctuations importantes dans la vie quotidienne pourrait constituer une caractéristique clinique de ces troubles concomitants menant à une augmentation de la fréquence ou de l’intensité du désir impérieux de consommer. »
« [Des études se sont aussi intéressées à l’impact des traumatismes vécus dans l’enfance. Celles-ci ont démontré que] les patients atteints de troubles concomitants et ayant vécu un traumatisme à un jeune âge (<13 ans) présentaient des symptômes du TSPT plus graves, un désir impérieux de consommer plus important après l’exposition ainsi qu’un TUA [trouble lié à l’usage d’alcool] plus grave. […] Le lien avec l’intensité du désir de consommer pourrait s’expliquer en partie par le fait que les traumatismes vécus dans l’enfance entraîneraient un déficit du contrôle inhibiteur lors de l’exposition à un facteur de stress, ce qui favoriserait le recours à la consommation de substances comme stratégie d’adaptation. En effet, on sait que des capacités d’inhibition déficientes à l’adolescence sont associées à un risque accru d’expérimenter la consommation de substances et de développer un TUS. »
Comment traiter les troubles concomitants?
Par le passé, le traitement des troubles concomitants se faisait au moyen d’une approche de traitement séquentiel ou de traitement parallèle non coordonné. Bien que ces méthodes soient aujourd’hui désuètes, beaucoup d’organisations et de systèmes de soins de santé n’ont pas encore adopté les modèles de traitement intégré dans lesquels le trouble de santé mentale et le trouble de dépendance sont traités simultanément par une même équipe clinique au sein d’un même établissement de soins. Ainsi, le traitement séquentiel (traiter d’abord l’un des deux troubles avant de traiter le second) et le traitement parallèle (chaque trouble est traité par des établissements spécialisés distincts – ex. : le trouble mental est soigné à l’hôpital et la dépendance est soignée au centre de désintoxication) sont les approches encore utilisées aujourd’hui (Hakobyan et al., 2020).
Compte tenu de la complexité, du chevauchement, de la dysrégulation émotionnelle, des effets neurobiologiques et du cercle vicieux liés aux troubles concomitants, et plus particulièrement à l’association du TSPT et du TUS, une approche de traitement globale est de mise pour réduire les risques de rechute et améliorer les résultats.
Le modèle de traitement intégré s’y prête bien. Il est plus efficace que les approches traditionnelles (soit le traitement séquentiel et le traitement parallèle) pour traiter les troubles concomitants de santé mentale et de consommation de substances, en plus d’être une solution plus rentable.
Une approche de traitement intégré pour les personnes atteintes d’un TSPT et d’un TUS pourrait inclure, par exemple, une psychothérapie, un traitement pharmacologique, une psychoéducation sur la dépendance et les traumatismes, une thérapie par exposition prolongée, une prévention des rechutes et d’autres méthodes de régulation des comportements et des émotions, comme une thérapie des processus cognitifs (TPC), une thérapie cognitivo-comportementale (TCC), une thérapie comportementale dialectique (TCD) ou une thérapie d’acceptation et d’engagement (ACT).
L’utilisation simultanée de ces méthodes thérapeutiques par une seule équipe clinique permettrait de mieux gérer la nature synchrone des troubles concomitants et de briser le cercle vicieux qui s’établit entre le TUS et le TSPT.
Yvette Brown est ergothérapeute et psychothérapeute au centre de traitement Bellwood Health Services d’EHN Canada, situé à Toronto. Elle possède plus de 15 ans d’expérience comme thérapeute en milieu communautaire, clinique et hospitalier. Elle est diplômée d’un baccalauréat en sciences et d’un baccalauréat en arts de l’Université de Toronto, d’un baccalauréat en ergothérapie de l’Université Queen’s et d’une maîtrise en psychologie appliquée de l’Université de Liverpool.
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Références
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